Décrire Soulages

Décrire Soulages, mission impossible ?

L’an dernier, lorsque j’ai été contacté par Christel Lagarrigue qui s’occupe de l’accessibilité du musée Soulages à Rodez et qu’elle m’a fait part du projet de décrire une quinzaine d’oeuvres de Pierre Soulages, j’ai été pris d’un sentiment partagé. J’étais à la fois enthousiaste à l’idée de me confronter à cette oeuvre majeure et saisi par le doute ; décrire Soulage, n’était-ce pas une mission impossible ? En effet, si on peut décrire des oeuvres d’une grande richesse visuelle, il arrive parfois que la perte par rapport à l’original devienne trop importante pour que l’exercice en vaille la peine. Je connaissais bien sûr un peu les oeuvres de Soulages, j’avais vu l’exposition que le Centre Pompidou lui avait consacrée dix ans auparavant, mais je n’avais jamais réfléchi à la description de son oeuvre.

J’ai entraîné dans l’aventure Ouiza Ouyed qui allait relire et retravailler tous les textes avec moi. Je crois qu’il m’aurait été impossible de mener à bien ce projet sans son « regard » et son écoute.

Un an plus tard, il nous a semblé intéressant de revenir avec un peu de recul sur cette expérience très particulière qui pose des questions fondamentales sur la description en général.

Une première difficulté pratique provenait de l’éloignement avec le musée. Habitant en région parisienne, il ne m’était pas possible de m’installer à Rodez pour aller écrire sur place. Le budget dédié à l’audiodescription permet rarement un tel luxe !

J’ai choisi de travailler d’abord sur photos, puis d’aller sur place pour mettre en pratique et confronter les textes aux oeuvres exposées dans le musée. J’ai réalisé ensuite qu’il m’aurait fallu au moins deux voyages à Rodez pour pouvoir travailler plus correctement ; un premier pour voir les oeuvres originales dans leur contexte avant de commencer, et un autre pour parfaire la finition des textes à la fin du travail. 

Les photographies des oeuvres de Pierre Soulages ne révèlent souvent que bien peu les oeuvres réelles. Ces photos m’ont mené dans quelques impasses dont j’ai pu heureusement me sortir quand je suis allé travailler deux jours sur place avec l’aide précieuse de Christel Lagarrigue. Mais j’ai dû à cette occasion refaire une bonne partie des textes.

Si les oeuvres picturales libèrent le descripteur de la contrainte temporelle très stricte des films, il n’est néanmoins pas possible de s’affranchir complètement du temps. Le texte de description est fait pour être écouté dans les audioguides, le visiteur d’un musée ne peut pas intégrer des textes trop longs lors de la visite et on limite en général chaque description à trois minutes d’écoute environ. 

On est confronté à une première difficulté, parce que la visite d’un musée pour un visiteur lambda n’est pas linéaire. On ne va pas passer le même temps devant chaque tableau. On aura parfois besoin ou envie d’en contempler certains pendant plusieurs minutes, ou glisser sur d’autres au bout de trente secondes pour, peut-être, y revenir plus tard. La description, enfermée dans la petite cage temporelle de son fichier mp3, supprime en grande partie cette liberté. Le visiteur pourrait réécouter certaines parties du texte, revenir sur certaines images mentales. Encore faudrait-il que l’appareil soit lui soit facilement manipulable, ce qui est rarement le cas.

La difficulté majeure de la description dans le domaine pictural n’est pas le temps imparti, mais l’abstraction.

L’absence de contenu figuratif, sémantique et narratif dans les oeuvres abstraites en général, et dans celle de Soulages en particulier, rend l’audiodescription particulièrement problématique.

Le projet d’audiodécrire des oeuvres de Pierre Soulage se heurte de plus à la position du peintre lui-même sur son oeuvre. 

Dans « Exploration d’une oeuvre » Pierre Gordon écrit : (Collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne © Adagp, Paris): 

« Pierre Soulages a très peu écrit sur son travail. Mais grâce aux entretiens auxquels il s’est prêté, nous en savons la cause. Selon lui, les mots ne peuvent rendre compte de l’objet même de son travail. Les mots sont généralité, là où la peinture est concrète et toujours particulière. Les mots referment la signification d’une toile, là où la peinture ouvre sur tous les possibles de l’imaginaire. Pour cette raison, ses compositions, qui ne représentent rien, ne sauraient être décrites avec des images littéraires. Parler des grandes bandes noires qui parcourent et recouvrent parfois totalement la surface blanche de ses toiles en évoquant des « stèles de silence », des « charpentes écroulées », des « architectures nocturnes » serait s’adonner à une « poétisation, qui mêle la sentimentalité à la peinture [et ramène] l’abstrait à du figuratif »1. Pour cette même raison, chacune de ses œuvres ne présente aucun titre, n’étant identifiée que par ses dimensions et sa date de réalisation.

(…)

Pour Soulages, « une peinture est une organisation, un ensemble de relations entre les formes, lignes, surfaces colorées, sur lequel vient se faire et se défaire le sens qu’on lui prête »

Cette peinture ne se raconte pas. C’est là toute la difficulté de l’exercice auquel nous vous convions : parler d’une œuvre qui ne peut se décrire et se prête à tous les commentaires sans en retenir aucun.

L’audiodescripteur doit servir l’oeuvre et s’engage à y être aussi fidèle que possible. Il est donc paradoxal d’écrire un texte d’audiodescription alors que l’artiste a justement exprimé sa méfiance des mots en soulignant leur impuissance à rendre compte de son oeuvre et leur tendance à la trahir.

Mais le descripteur s’engage aussi à servir le public des personnes déficientes visuelles et à tout faire pour leur permettre d’accéder à l’art et à la culture. Rappelons que c’est un droit établi par la loi. 

Nous avions donc cette première contradiction à négocier avec nous-mêmes et nous nous sommes dit que Pierre Soulages ne s’était peut-être jamais posé la question de l’accessibilité de ses oeuvres aux personnes déficientes visuelles et que ses propos s’adressaient aux éventuels commentateurs, guides ou critiques d’art. Peut-être sa position aurait-elle changé s’il avait réfléchi à l’exercice périlleux du descripteur d’images. On ne m’a pas proposé de me mettre en contact avec lui et j’avoue n’avoir pas osé le demander, j’ai eu certainement tort de ne pas le faire. 

Nous avons, quoi qu’il en soit, essayé de tenir compte de ses propos en retenant cette mise en garde contre les images littéraires, contre une « poétisation, qui mêle la sentimentalité à la peinture [et ramène] l’abstrait à du figuratif »1

Mais comment faire pour que les mots seuls fonctionnent « là où la peinture ouvre sur tous les possibles de l’imaginaire » ?

Le problème de l’équilibre entre le factuel et le ressenti se pose ici avec acuité. 

Décrire purement factuellement comment se répartissent des bandes noires sur une feuille blanche, en s’interdisant l’expression de toute sensation, devient aussi un exercice vide de sens. Notre pari était donc que la description permette de se faire une image mentale concrète de ce qu’il y avait effectivement sur le tableau, tout en essayant d’ouvrir vers les « possibles de l’imaginaire », mais sans imposer « des images littéraires » et sans « ramener l’abstrait au figuratif ». 

Trouver cette ligne de crête, complètement subjective et fluctuante, entre ces deux objectifs contradictoires nous a exposés au risque de tomber dans les deux travers à la fois. Nous avons dû effectuer une négociation ardue entre les deux aspects, mais cela nous a semblé la seule voie possible.

Rappelons que le descripteur n’est pas là pour expliquer ou commenter une oeuvre, et encore moins la juger. Il doit se concentrer sur un objectif plus précis : faire voir l’oeuvre en créant avec ses mots une image mentale aussi fidèle que possible. Ce principe amène aussitôt une question primordiale : qu’est-ce que c’est que « voir une oeuvre » ?

Voir une oeuvre, ce n’est pas seulement prendre connaissance d’informations visuelles, c’est aussi et surtout ressentir des émotions et plonger dans l’univers d’un artiste. C’est ce voyage dans la vision d’un autre qui nous fascine et nous enrichit. Audiodécrire a pour but d’essayer d’apporter au public déficient visuel une expérience aussi proche que possible de celle du public lambda.

Pour les oeuvres de Soulages, cette notion d’expérience prend vraiment tout son sens tout en apportant une infinie complexité.

Après quelques heures de travail sur chaque photo pour arriver à un texte d’environ trois cents mots, nous avons fait une première séance de relecture et de réécriture avec Ouiza. 

C’est une des premières oeuvres que nous avons abordées, en apparence très simple, qui nous a donné le plus de fils à retordre : « Encre sur papier 65,6×50,5, vers 1949 »

Elle est constituée uniquement de traits noirs sur un fond blanc, tracés semble-t-il au pinceau de façon assez rapide, sans effet de profondeur ou de transparence de la teinte comme on pourra le voir dans beaucoup d’autres peintures.

(image à ajouter)

Encre Pierre Soulage

L’oeuvre peut évoquer aussi bien un mouvement ou un rythme, qu’une construction, une structure. 

Elle pourrait aussi n’être que le détail d’une peinture plus grande, un morceau qui garderait ainsi tout son mystère. 

Je pense ici à ce que disait Soulages au sujet du lavis de Rembrandt.

(peut être en encadré séparé)

« La femme endormie »  

(Image du lavis la femme endormie)

Soulages raconte :  » C’est un lavis qui représente une femme à demi couchée, en robe d’intérieur, et un jour (j’aimais beaucoup ce lavis), j’avais laissé cette revue ouverte sur ma table, il y avait du désordre, un cahier en avait recouvert une partie et cachait la tête de la femme, ce qui fait que brusquement, je me suis mis à aimer ce que je voyais beaucoup plus encore que le lavis tout entier. »

Pour respecter les propos de Pierre Soulages, j’avais d’abord essayé de rester parfaitement factuel. J’avais décrit les traits de façon objective, sans en oublier un seul, en donnant leurs tailles, leurs formes et leurs inclinaisons. Je m’étais interdit d’y ajouter des éléments d’interprétation, de donner les sensations et ce que la peinture évoquait en moi. 

La relecture avec Ouiza montra immédiatement les limites de ce premier essai. Le texte devenait rapidement difficile à suivre, la description devenait trop complexe à vouloir être trop précise et exhaustive. L’auditeur se noyait dans l’enchevêtrement des détails, le texte échouait à faire exister une image mentale globale et par la même ne créait plus la moindre évocation.

Nous nous sommes alors permis de rajouter des sensations plus subjectives, tout en restant très vigilant à ne pas tomber dans une « poétisation » ou une représentation simplifiée et figurative.

Nous avons fait confiance aux mots et à leur capacité d’évocation, à leur polysémie, à la multiplicité de leurs connotations qui peuvent aussi « ouvrir les possibles de l’imaginaire ».

Dasn cette oeuvre, nous avons associé les mots « rythme », « mouvement », avec « étayer » « contrepoids », « construction » pour faire exister les deux sensations en apparence contradictoires qui se dégagent du motif. 

Nous avons mené la même recherche de ce point d’équilibre en le factuel et le ressenti pour toutes les autres oeuvres.

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(photo du musée Soulages à Rodez)

Je suis allé ensuite confronter cette première version des textes lors de deux journées de travail au musée Rodez.

La première chose qui frappe le visiteur c’est que le musée lui-même est une oeuvre à part entière. Son architecture extérieure a d’ailleurs fait partie des quinze oeuvres audiodécrites.

On découvre ensuite sur le parcours que les salles ont été pensées par Pierre Soulages pour faire vivre aux mieux ses tableaux et ses gravures. La plupart des murs sont peints dans des nuances de noir, mais il y a aussi une grande salle aux murs blancs. Certaines salles sont sans fenêtres, d’autres sont éclairées par de hautes baies vitrées tournées vers le nord.

Des oeuvres sont exposées perpendiculairement à ces baies vitrées, d’autres leur font face. Elles prennent la lumière différemment. Lors de la visite, on assiste à un dialogue subtil entre les oeuvres et le bâtiment.

J’ai découvert évidemment la réalité de la taille oeuvres. Même si les dimensions sont incluses dans les titres et qu’on les connaît intellectuellement, se trouver face à certains tableaux de très grande taille provoque forcément une sensation plus directe.

Je me suis rendu compte ensuite que beaucoup d’oeuvres nécessitaient que l’on se déplace devant pour qu’elles prennent vie au gré des multiples reflets de la lumière. Cette danse des reflets sur le noir crée des variations subtiles et fascinantes, les textures changent, les surfaces mates deviennent brillantes, des microreliefs apparaissent, s’effacent ou s’inversent.

D’autres oeuvres demandent au contraire concentration et immobilité. En restant face au tableau le regard peu à peu « s’habitue » au noir qui se révèle en fait constitué d’une infinité de nuances de couleurs, parfois dans les tons bruns roux, d’autre fois dans les tons bleus. Ces nuances créent des vibrations de la surface, des sensations de transparence dans ce qui paraissait simplement opaque. Des lumières semblent sourdre de la toile comme des lueurs lunaires derrière un vitrail.

Sur place, devant les oeuvres, chaque description a été revue avec Christel Lagarrigue. C’était l’occasion de confronter et de faire dialoguer nos deux regards, celui de Christel qui connaît parfaitement l’oeuvre de Soulages et qui travaille depuis des années à la rendre accessible à tous les publics, et le mien qui redécouvrait l’oeuvre que je ne connaissais que superficiellement jusqu’alors et qui cherchait à rester dans la description pure, sans me laisser entraîner vers le commentaire ou l’analyse, si passionnant soient-ils.

Après ces deux jours intenses, nous avons refait un tour complet des textes avec Ouiza pour nous assurer que tout était clair et peaufiner les derniers détails. C’est une étape qui pourrait ne jamais finir, à chaque relecture on a envie de modifier une tournure de phrase, de préciser tel ou tel détail, de changer un mot pour un autre, au risque de défaire un édifice fragile. Il faut donc savoir finir.

Après tout ce travail sur les textes, l’enregistrement a été presque une formalité.  J’ai surtout cherché à rester simple, en empathie avec l’auditeur, sans ajouter d’effets inutiles. 

Ces audiodescriptions appartiennent maintenant au public déficient visuel du musée Soulage qui peut les écouter dans les audioguides lors de la visite. Après tant de temps passé à travailler dessus, notre jugement perd forcément de son acuité. Nous avons conscience qu’ils ne sont pas forcément faciles à appréhender et qu’ils demandent beaucoup de concentration, mais c’est le cas aussi des oeuvres de Soulages. Nous savons aussi que nos descriptions sont loin d’être exhaustives parce qu’en trois minutes il n’est pas possible de tout dire sur des oeuvres aussi complexes. Les équilibres que nous avons recherchés, forcément subjectifs, ne satisferont évidemment pas tout le monde.

Pour nous, il reste donc encore une étape ; recueillir les avis des visiteurs déficients visuels pour savoir s’ils ont apprécié la visite du musée et si nos choix ont été les bons. J’espère que nous aurons l’occasion de le faire un jour.

Laurent Mantel, 7 avril 2020.